Débat « Les vingt ans de la Zone Euro »

L’euro, une grande idée pour l’Europe



 

SUR LA MATURATION D’UNE MONNAIE MONDIALE

 

Alain REDSLOB
Président de l’AIELF
Université Paris II Panthéon Assas, France redslobalain@yahoo.fr

Si, dans le règne du vivant, gestation, naissance, enfance et adolescence préfigurent la maturité, pourquoi en irait-il autrement dans le monde monétaire, réalité tout aussi criante ?

L’intégration monétaire est, en soi, un événement historique. Peu fréquentes dans l’histoire, la plupart des fusions monétaires ont été le fruit d’une union politique, tant et si bien que d’aucuns s’appuient sur cette vérité pour prédire l’échec de l’euro. A moins d’exalter un déterminisme suranné désespérément accroché au privilège régalien de battre monnaie, on ne voit guère comment des déconvenues d’hier conditionneraient d’hypothétiques fiascos de demain. Faut-il rappeler que l’Allemagne comptait trois cents monnaies distinctes à l’aube du XIXème siècle et que, cent cinquante ans plus tard, unifiées sous le nom de deutschemark, elles donnaient le jour à une monnaie-phare dans le monde ? Bien sûr, pareille observation n’équivaut pas à ignorer les difficultés qui trament la zone euro aujourd’hui. Complément logique du marché unique, l’euro reste cependant un accélérateur de convergence et devrait, à terme, constituer un élément déterminant de rapprochement entre les peuples.

La devise européenne n’a pas éclos dans l’immédiateté ; bien au contraire, plusieurs expériences monétaires communes en ont préfacé l’avènement. C’est donc seulement après en avoir décrit les étapes saillantes, qu’avatars et controverses liés à l’euro seront évoqués.

Le temps de l’incertitude ou celui de la gestation

Tenons-nous en aux faits.

Le Traité de Rome prévoyait une période de douze ans, plafonnée à quinze, pour libérer les mouvements de capitaux et coordonner les politiques. Un objectif inconditionnel concernait les investissements directs, les placements immobiliers et les transferts des économies des travailleurs, alors qu’un objectif conditionnel portait sur les émissions de titres étrangers et les déblocages de prêts à moyen et long terme liés à des opérations commerciales. La coordination des politiques était assurée par un Comité de politique conjoncturelle et un Comité de politique économique à moyen terme, tous deux rattachés à la Commission et tenus de lui faire des propositions. C’est dans cet esprit qu’en 1964 furent mis sur pied un Comité de politique budgétaire et un Comité des gouverneurs des banques centrales, et que fut annoncé le resserrement de la collaboration interétatique en matière monétaire internationale. Du reste, il avait été entendu que tout pays s’apprêtant à pratiquer une mutation monétaire – dévaluation ou réévaluation – devait en informer préalablement le Conseil.

Dans une veine similaire, la Commission rédigea en février 1968 un mémorandum qui visait à rendre les changements de parités plus difficiles et à mettre en place des concours financiers mutuels. Hélas, rien ne s’ensuivit en raison des mouvements politiques et sociaux du printemps 1968.

L’année suivante, un nouvel agenda fut édité sous le nom de plan Barre. Il comprenait plusieurs modalités inédites : une synchronisation des politiques à moyen terme en fonction d’objectifs de croissance, de prix, d’emploi etc. ; des procédures de concertation à court terme systématiques ; l’accentuation de la solidarité monétaire au moyen de concours financiers. Ces intentions de collaboration renforcée, fort louables et en partie suivies, seront dépassées par la volonté d’une union monétaire authentique.

C’est le plan Werner qui en constitua le socle. Sous la houlette de cet ancien ministre des finances luxembourgeois, la Commission européenne esquissa les étapes d’acheminement vers l’Union monétaire. Elles étaient frappées au sceau d’une convergence accrue des politiques, gage d’une intégration monétaire effective qui impliquait, d’une part, la libération de la circulation des flux de toute nature et, d’autre part, la libre convertibilité des monnaies entre elles. S’agissant des instruments, ce plan prévoyait le transfert de compétences au profit de la Communauté, notamment en matière de fixation des taux d’intérêt et de gestion des stocks de devises. Il avait en outre échafaudé l’organisation d’un système de banques centrales inspiré du modèle américain et envisagé l’institution d’un pôle centralisé de décision de politique économique. Sa réalisation se calait sur un calendrier : du 1er juin 1971 au 30 mai 1974, les orientations devaient être définies, la soudure des monnaies consolidée par le pincement des marges de fluctuation, et le rôle du Comité des gouverneurs clarifié. Dans une phase ultérieure, la création d’un fonds monétaire et le resserrement des liens interétatiques étaient envisagés.

Le plan Werner fut à l’origine de l’accord de Bruxelles (1971) duquel émanèrent trois décisions : des interventions concertées sur les marchés de change et la réduction tendancielle des marges de fluctuation ; le resserrement de la coopération entre Instituts d’émission et entre Etats d’un point de vue conjoncturel ; la finalisation des concours financiers. Si ce plan a formé une étape probante de la construction européenne, les remous monétaires qui advinrent de même qu’une indéniable carence de volonté politique en entravèrent l’application.

Le 15 août 1971, le système monétaire international (SMI) tel que conçu à Bretton Woods en 1944 était enterré à demi, car le président des Etats-Unis, Richard Nixon, décréta l’inconvertibilité du dollar en or. Comme, par la suite, la fréquence et l’ampleur des modifications de parités eurent raison du système des changes fixes, le SMI implosa. Dans ce climat tourmenté, l’Europe chercha alors à relancer une dynamique afin de se protéger des aléas internationaux. La coordination des politiques économiques à court terme fut affermie, le Fonds européen de développement économique régional (FEDER) créé, les marges de variation entre devises amenuisées et le serpent monétaire inventé. Une nouvelle page de l’histoire de l’intégration s’écrivait.

Techniquement, le cours des monnaies exprimé en dollar pouvait varier dans une amplitude de plus ou moins 2,25%, amplitude qui déterminait la hauteur de ce qu’il était convenu d’appeler le tunnel. En son sein, évoluait un serpent liant les devises européennes, les variations des cours entre elles ne pouvant excéder 2,25% au total, soit la moitié de celles autorisées par rapport au billet vert. La crédibilité de ce système reposait sur des interventions des banques centrales fondées sur des aides financières de court terme. D’où la naissance, en octobre 1972, du Fonds européen de coopération monétaire (FECOM). Dès la fin de l’hiver suivant, le serpent sortit du tunnel suite à une dévaluation du dollar ; puis, sous l’effet du premier choc pétrolier, les vicissitudes s’accumulèrent tant et si bien que les politiques économiques, sans être antagoniques, manquaient de convergence. Plusieurs pays, à l’instar de la France dont les réserves de change fondaient telle neige au soleil, abandonnèrent le système, fût-ce temporairement. Malgré quelques soubresauts, le serpent monétaire avait vécu.

En termes médicaux, ce premier fœtus européen n’arriva pas à terme. Les années passèrent, et l’Europe eut à subir les avatars de la mondialisation afin de restaurer une stabilité propice à la croissance et au négoce. Pour reprendre notre allégorie, l’édification du système monétaire européen (SME) qui matérialisa sa réaction s’apparenta à une nouvelle fécondation.

Adopté lors du Sommet des 5 et 6 décembre 1978, et entré en vigueur le 13 mars de l’année suivante, le SME rétablissait la stabilité des monnaies entre elles en garantissant leur libre convertibilité et en affichant davantage de solidarité financière entre les adhérents.

Une nouvelle monnaie, l’European Currency Unit (ECU), acquit le statut d’unité de compte, de moyen de règlement et de monnaie de réserve. L’écu était défini à partir d’un panier de monnaies, neuf à l’origine, puis quatorze, affectées de coefficients pondérateurs liés à la production, au commerce et à la contribution financière aux mécanismes de soutien. La révision de cette ventilation était possible sitôt que le poids d’une monnaie changeait de plus d’un quart de sa valeur. De fait, son cours était plus stable que celui des devises le composant, puisque sa valeur découlait d’une confrontation de parités qui étaient pondérées et évoluaient en sens opposé. En sorte que sa composition ne fut réexaminée qu’à deux reprises, en vérité aux dates prévues, les 17 septembre 1984 et 21 septembre 1989.