L’union européenne confrontée à la « démocratie illibérale »

Jacques BOURRINET
Université d’Aix-Marseille

La démocratie illibérale concerne, en général, un gouvernement démocratiquement élu mais qui n’accepte pas toutes les implications du modèle de démocratie libérale pour viser (affirme-t-on) une plus grande efficacité économique et sociale en adaptant le modèle abstrait de référence (démocratie libérale) aux spécificités de chaque État.

L’un de ses principaux “chantres”, le premier ministre hongrois Viktor Orbán précise, tout d’abord, que la démocratie illibérale ne met pas en cause le caractère démocratique du régime. « Une démocratie n’est pas nécessairement libérale. Ce n’est pas parce qu’une démocratie n’est pas libérale qu’elle n’est pas une démocratie.

» Le maintien du caractère démocratique ne saurait occulter l’importance des changements opérés par l’illibéralisme au modèle de démocratie libérale. Ces profondes transformations sont clairement analysées dans un discours de Viktor Orbán en date du 26 juillet 2014 : « Le nouvel État que nous bâtissons en Hongrie […] un État “non libéral” […] ne nie pas les valeurs de base du libéralisme tels que la liberté et d’autres […] mais il ne met pas cette idéologie au centre de l’organisation de l’État. » Pour Orbán, les sociétés construites sur le modèle de la démocratie libérale seront incapables de maintenir leur compétitivité et régresseront. Il faut donc construire un État “illibéral” « fondé sur le travail et sur la souveraineté de la communauté nationale ». Les divergences de l’illibéralisme par rapport au modèle de démocratie libérale ne se limitent donc pas à de simples nuances ou à des interprétations particulières sur des points marginaux…

Les variantes de l’illibéralisme sont nombreuses dans le monde du XXIème siècle : de la Russie de Poutine à certains pays du Proche-Orient ou du continent africain en passant par l’Amérique du Sud… Il s’agit souvent de sociétés qui n’ont pas bénéficié, historiquement, d’une culture de liberté et qui ont adopté le système démocratique par mimétisme et/ou sous la pression des Occidentaux.

Si  l’on  élargit  le  concept  d’illibéralisme  pour  prendre  en  compte  l’ensemble des différentes dérives et/ou déviances par rapport au modèle de démocratie libérale, on constatera qu’aucun pays n’est à l’abri de telles évolutions. Dans le cadre d’une Union européenne (UE) fortement ancrée, dès l’origine, sur le modèle de démocratie libérale, les risques de dérives illibérales sont apparus aussi bien pour les plus anciens États membres de l’Union que chez des membres ayant adhéré ultérieurement. Pour les plus anciens États membres, l’instabilité politique, consubstantielle à la démocratie libérale, peut générer, directement ou indirectement, des dangers d’évolution vers l’illibéralisme. C’est là l’honneur et le risque de toute véritable démocratie. Aucun État membre de l’UE n’échappe à cette incertitude comme le montre “l’irruption” récente de l’AFD (Alternativ für Deutschland) qui a sensiblement modifié le paysage politique allemand et un certain nombre de références dans ce pays-centre de l’Union européenne. De même, l’Italie, État fondateur de la Communauté européenne, longtemps considérée comme la nation la plus “europhile” du continent devient, avec le scrutin législatif du 4 mars 2018, le pays le plus “europhobe”, 50% des suffrages sont exprimés en faveur de partis affichant des programmes de démocratie illibérale. Pour les États ayant adhéré aux Communautés européennes et à l’Union européenne à une date plus récente, la condition expresse de reprise de l’acquis communautaire impliquait une totale adhésion au modèle de démocratie libérale de l’Union. De plus, ce principe a été érigé, à toutes fins utiles, en condition politique préalable à toute adhésion. Cependant, n’ayant pas participé aux pactes fondateurs de l’intégration européenne, ces nouveaux adhérents peuvent avoir des difficultés pour cerner toutes les implications du modèle de démocratie libérale et entretenir, de bonne ou de mauvaise foi, des équivoques sur les références ou les interprétations des valeurs fondamentales qui sous-tendent l’intégration européenne.

Les risques multiples et diversifiés de dérives et/ou déviances par rapport au modèle de démocratie libérale (aussi bien chez les premiers États membres que chez les adhérents ultérieurs aux Communautés et à l’Union européenne) conduisent l’UE à une vigilance particulière pour surveiller tout “foyer”, identifié ou supposé, d’illibéralisme. Cette vigilance s’inscrit dans deux approches complémentaires : stratégie préventive, tout d’abord, en proclamant, de façon continue, les fondements intangibles du modèle de démocratie libérale et en exigeant une totale acceptation de ce modèle pour les nouveaux adhérents (1.), stratégie défensive, ensuite, pour réagir à toute résurgence de l’illibéralisme dans l’Union européenne (2.).