Un monde sans crise est-il possible ?

Francis Bismans
Université de Lorraine
POUR UN MONDE SANS CRISE
francis.biesmans@univ-lorraine.fr

Répondre à cette question nécessite d’adopter une démarche historique. C’est elle que j’ai mise en œuvre dans le petit livre qui porte le même nom. C’est elle aussi que je suivrai ici dans cette brève présentation de l’ouvrage.

Du cycle décennal…

On voit apparaître les premières crises modernes de « surproduction » dès 1825 au Royaume Uni, qui était alors le pays économiquement le plus avancé. Chose curieuse, ce phénomène se reproduit avec une belle régularité en 1836-37, 1848, 1857 et 1867, soit donc approximativement tous les dix ans, dessinant ainsi un cycle décennal.

Une bonne description de ces fluctuations cycliques a été donnée par des auteurs aussi différents que Stuart Mill et Marx. Cependant, avant d’y venir, il faut préalablement signaler, en arrière-fond, qu’à cette époque, la Grande-Bretagne vivait sous le régime de l’étalon-or de sorte que la monnaie-papier émise par la Bank of England trouvait son exacte contrepartie dans le stock d’or détenu par cette même banque centrale.

Sans entrer dans trop de détails, disons que l’essentiel du problème provient de l’augmentation du niveau général des prix lors de la phase ascendante du cycle et concomitamment, de celles du crédit commercial et du taux d’escompte. A la longue, l’accumulation des effets de commerce et des crédits de toute sorte dans le portefeuille des banques de second rang conduit à une méfiance accrue à l’égard des billets. Il s’ensuit alors, par réaction, une demande croissante d’or. Les banques ne disposent cependant pas de réserves suffisantes pour répondre à la demande de métal précieux.

Francis Bismans

Elles se tournent en conséquence vers la Banque d’Angleterre qui voit fondre ses propres réserves d’or. Cette dernière n’a alors d’autre choix que de rendre le crédit plus cher, précipitant de la sorte l’économie dans la crise.

Les faillites d’entreprises et de banques se multiplient, qui s’accompagnent de licenciements nombreux et de la montée du chômage. Surtout, la crise entraîne une baisse généralisée de la production et des prix.

Paradoxalement, c’est donc la Banque d’Angleterre qui a provoqué, en tentant de protéger ses réserves d’or, le retournement cyclique et la plongée dans la dépression. Se pose alors pour elle la question de savoir comment enrayer la baisse du niveau des prix et remettre l’économie sur le chemin de l’expansion.

La réponse tient en quelques mots : elle doit abaisser au moment opportun son taux d’escompte, de manière à rendre confiance aux banques et aux entreprises. C’est ce que j’ai appelé à la suite de John Hicks le précepte de Thornton.

Toujours est-il que la Banque d’Angleterre allait apprendre progressivement à user de la manœuvre du taux de l’escompte avec un succès croissant. C’est ainsi que dans les années 1870, elle parvint à « domestiquer » le cycle. Les crises classiques, décennales avaient, pour l’essentiel, disparu.

Il faut à tout le moins en tirer la double conclusion que la répétition de ces fluctuations n’avait rien de fatal et que les crises économiques proprement dites étaient inextricablement liées à celles du crédit bancaire.

… à la Grande Dépression

À la sortie de la première guerre mondiale, les États-Unis deviennent la première puissance économique, tandis que l’étalon-or s’effondre. Ce pays va alors connaître pendant une dizaine d’années une croissance soutenue et le développement d’une énorme bulle boursière. C’est ainsi que l’indice Dow Jones des valeurs industrielles fut multiplié par cinq entre 1920 et 1929. La bulle allait de pair avec un développement massif du crédit destiné à acheter toujours plus d’actions. Le remboursement de ces crédits de même que le paiement des intérêts ne posèrent pas de problèmes tant que la hausse des cours et la croissance économique se poursuivirent. La spéculation allait bon train et s’exerçait la plupart du temps à crédit.

Un monde sans crise est-il possible ?

Cependant, contrairement à l’opinion caractéristique de ces périodes d’euphorie – en fait, c’est d’aveuglement collectif qu’il faudrait parler –, une bulle finit toujours par éclater. L’euphorie prit fin un certain « jeudi noir », le 24 octobre 1929 : ce jour-là, trente millions de titres sont vendus ; beaucoup ne trouvent pas preneurs. Commence alors un processus accéléré de baisse des cours des actions : en trois semaines après le fameux « jeudi noir », l’indice Dow Jones passe de 469 à 220 et trente milliards de dollars partent ainsi en fumée.

L’effondrement du Stock Exchange va affecter l’économie réelle – dès 1930, la production industrielle recule de même que le revenu national – et ce, par trois canaux principaux :

  • les détenteurs d’actions voient la valeur de leur portefeuille d’actions chuter et sont alors obligés de diminuer leur consommation pour rembourser leurs dettes ;
  • les entreprises  enregistrent  d’une  part  une  dégradation  de  leurs  fonds propres (de leur capital social), ce qui rend pratiquement impossible la levée de capitaux neufs ; d’autre part, le recours au crédit bancaire est rendu difficile par la détérioration du bilan des sociétés ; les deux phénomènes se conjuguent pour réduire drastiquement l’investissement ;
  • enfin, les banques, en plus de la baisse de leurs fonds propres, se retrouvent avec une masse de créances irrécouvrables ; beaucoup d’entre elles font alors la culbute, entraînant la paralysie, puis la dislocation, du système bancaire.

La « Grande Dépression », c’est précisément ce mélange inextricable et sur grande échelle de crises boursière, bancaire et économique. Ajoutons qu’elle prit également un caractère mondial, mais le montrer demanderait de trop importants développements.

Pourquoi la dépression fût-elle à ce point grave et prolongée ? Pourquoi revêtit-elle la forme d’une déflation accentuée des prix et des revenus ? Deux données statistiques illustrent l’acuité de cette dernière question : l’indice des prix de gros était de 141 en 1929 (base 1913 = 100) et de 74 en 1934 ; sur la même période, la chute des prix agricoles atteignit près de 50%.