Pour une science économique efficace et une recherche équilibrée

Bernard Landais
Directeur scientifique de l’AIELF
Université Saint Joseph de Beyrouth

Cet éditorial est le résumé d’une conférence prononcée à l’Université Saint Joseph de Bey- routh le 4 mai 2017. Il introduit le thème de notre prochain congrès de 2019 : « Pour une recherche économique efficace ».

Remerciements

Je remercie Le Doyen Joseph Gemayel de la Faculté de Sciences Economiques de l’Université Saint Joseph de Beyrouth pour son invitation à prononcer cette conférence à l’occasion de l’inauguration de l’Ecole Doctorale de cette Faculté ainsi que pour la qualité de son accueil. Je remercie également notre collègue Jean-François Verne, Directeur de cette Ecole Doctorale et membre du Conseil Scientifique de l’Association Internationale des Economistes de Langue Française (AIELF) pour l’organisation de cette conférence. Je remercie enfin les participants à cette soirée pour leur écoute et la qualité du débat qui suivit. Et je leur souhaite à tous « bonne chance » pour leur nouvelle aventure scientifique.

Deng Siao Ping : « Qu’importe qu’un chat soit noir ou gris pourvu qu’il attrape les souris » ou sa version française : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! »

  1. Efficience de la science économique

Pourquoi utiliser son temps à explorer les problèmes économiques et y réfléchir ? Pourquoi la société accepte-t-elle de nous rémunérer pour le faire en tant qu’enseignants et chercheurs ? La réponse évidente est que notre travail est la source d’une utilité sociale.

La question se pose d’ailleurs pour toutes les autres disciplines quelles qu’elles soient, qu’il s’agisse des sciences « dures » ou des disciplines littéraires. Un chercheur en biologie accroît le stock des idées utiles pour proposer de nouveaux produits, directement ou indirectement consacrés à accroître le bien être des consommateurs. Les historiens ou les poètes produisent des connaissances ou des émotions qu’ils offrent à leurs contemporains pour améliorer leur vie et parfois même pour lui donner un sens.

On pourrait dire que les diverses disciplines apportent leur contribution au bien être soit de façon immédiate soit détournée par une transmission. En ce qui concerne la science économique ce deuxième aspect est prédominant.

1.1. La science économique, pour la juger d’après ses propres critères, est une contribution aux processus de production et surtout à ceux de l’investissement et de la croissance.

La théorie néoclassique enseigne à juste titre que la croissance d’un pays dépend de son « potentiel », ensemble de traits qui le caractérisent et qui déterminent son horizon économique à long terme. Ce potentiel est le vecteur d’une multi- tude d’éléments parmi lesquels figurent en bonne place les efforts d’épargne et de constitution du capital humain, le bon droit, la fiscalité, l’éducation morale et les capacités d’innovation et bien d’autres encore. On y trouve également les mentali- tés. Les mentalités qui comptent pour l’économie diffèrent grandement d’un pays à l’autre. Comme le dit le linguiste Michel Malherbe (2000) : « Le progrès ou le recul d’une société dépend étroitement de son système de valeurs ». Ainsi, le « principe de précaution », inscrit dans la constitution française par Jacques Chirac, consacre une évolution de plusieurs décennies dans les mentalités, évolution qui influence le « potentiel » de croissance du pays.

A partir d’une situation de développement donnée, un pays tend à rejoindre ce potentiel.

Si le potentiel est plus haut que le niveau courant de développement, la croissance sera vive. Ainsi, les réformes chinoises de Deng Siao Ping ont brutalement relevé le potentiel de la Chine par des réformes institutionnelles et la révolution des mentalités.

S’il est moins élevé au contraire, le pays connaît une décadence qui se traduit par une absence de croissance voire une régression.

Tous les éléments constitutifs du potentiel sont susceptibles d’être influencés par des actions conscientes, accumulations et investissements formels ou informels

matériels, institutionnels et des diverses formes de capital humain. Rien d’exogène ni de gratuit donc…

La science économique contribue au potentiel national de plusieurs façons : On retient des impacts à très basse fréquence et des impacts à moyenne fréquence :

Très Basse Fréquence : Accumulation de deux formes particulières de capital humain à transmission large

–   Permettre l’exercice du raisonnement et des connaissances économiques pour faire fonctionner et évoluer la société. Une société formée à l’économie utilise mieux ses moyens et adapte globalement mieux les progrès et mutations tech- niques.

–   Préparer les mentalités et les savoirs pour appréhender la complexité du monde et l’avenir incertain. Préparer les mentalités et les savoirs en vue de l’innovation, pour reconnaître les opportunités de marché et maîtriser les risques liés aux investissements matériels et humains. La science économique apprend à être une personne toujours sur le qui-vive.

Moyenne Fréquence : Orienter les mentalités et les savoirs en vue de prendre des décisions privées et publiques dans un cadre d’applications professionnelles

–   Ceci touche les domaines de la microéconomie, de l’économie d’entreprise et de la gestion publique. C’est le cas le plus clair de contribution de la science économique au stock des idées, c’est l’une des formes de progrès technique évoquées par Joseph Schumpeter (1934). La transmission peut être alors plus étroite vers de futurs professionnels.

–   Pour les domaines de la macroéconomie, de la politique économique et des poli- tiques stratégiques des firmes la science économique nécessite une transmission large puisqu’en démocratie on ne peut savoir à l’avance qui prendra les décisions de l’entreprise ou de politique économique alors même que dans une société démocratique, la politique économique fait l’objet de débats. L’apprentissage d’une bonne science économique servirait idéalement de moyen de sélection des dirigeants privés et publics.

Ainsi, le rôle social de la science économique est de faciliter la prise de décisions et la mise en œuvre de projets en situation complexe et incertaine à court, moyen et long terme.

1.2. Comment atteindre cet objectif de façon optimale ?

La science économique affecte donc la fonction de production nationale à long terme, ses facteurs et son potentiel. Orienter et maîtriser le progrès technique, car il faut se persuader qu’un progrès technique n’est rien tant qu’il n’est pas inclus dans un projet d’investissement soumis au calcul économique, adopté par un entrepreneur formé à ce calcul et apte à découvrir un marché ; évaluer et maîtriser le risque associé ; améliorer le débat démocratique par une meilleure connaissance des enjeux ; orienter les choix éducatifs de long terme pour une culture générale favorable à la réflexion économique quotidienne y compris dans la sphère non marchande ; faciliter les discussions dans les débats publics et privés ; sélectionner et former les personnes chargées de la politique économique. Sur ce dernier point, Olivier Blanchard, au moment de la crise financière de 2008 déplorait le manque de recrutement et de présence d’économistes dans les structures bancaires des pays développés, en soulignant qu’ils auraient pu mieux alerter leurs dirigeants sur les dangers de la situation.

La science économique est donc productive de diverses façons qui touchent surtout le capital humain à la fois des décideurs publics et des décideurs privés. Elle est productive en partie par l’utilisation de ses résultats pour l’action (prévision, investissements) mais aussi et surtout par l’enseignement. Il semble qu’il y a peu de disciplines universitaires où l’efficacité des actions de recherche est plus liée à celle de leur enseignement.

Une transmission large est un canal important de l’influence de la science éco- nomique sur le développement. C’est beaucoup moins vrai des sciences dures qui n’ont besoin que d’une transmission étroite, celle de leurs revues de recherche et d’un enseignement de haut niveau vers une minorité de collaborateurs appelés à prendre le relais dans le futur.

« Vérité et clarté » pourrait être alors la devise des économistes reprenant ainsi la pensée de Saint Thomas d’Aquin (1984) : « S’il est chose plus belle que de contempler la vérité, c’est bien de la contempler et de la transmettre aux autres ».

  1. Les obstacles à l’efficacité sociale

Mes critiques ou remarques viennent non pas d’une analyse de philosophie des sciences mais simplement de lectures et de mon expérience personnelle, plutôt variée mais loin d’être exceptionnelle : professeur de macroéconomie et de poli- tique économique, auteur de livres et d’articles, membre de jury de recrutement des professeurs d’université en Afrique Francophone (CAMES) et désormais fondateur et dirigeant de revue la RIELF (revue de l’AIELF). Ce parcours est assez classique pour un économiste universitaire et pourrait être le vôtre. Les critiques exprimées peuvent ne pas s’appliquer exactement à votre situation particulière au Liban mais les questions qu’elles évoquent méritent d’être soulevées partout.

L’idéal exprimé en fin de partie précédente se traduit en deux exigences : exigence de vérité qu’on peut aussi qualifier d’idéal de pertinence des sujets et des résultats ; exigence d’une transmission claire.